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Regards sur le quartier

Je vous écris du nouveau printemps

Extrait d’Habiter en oiseau, de Vinciane Despret © Actes Sud, 2019. Direction artistique Atelier Choque Le Goff.

Vinciane Despret

Le texte dans son intégralité

L'extrait choisi est tiré de l’ouvrage Habiter en oiseau (édité chez Actes Sud, 2019).

S’il y a des territoires qui tiennent à être chantés ou plus précisément, qui ne tiennent qu’à être chantés, s’il y a des territoires qui tiennent à être marqués de la puissance des simulacres de présence, des territoires qui deviennent corps et des corps qui s’étendent en lieux de vie, s’il y a des lieux de vie qui deviennent chants ou des chants qui créent une place, s’il y a des puissances du son et des puissances d’odeurs, il y a sans nul doute quantité d’autres modes d’être de l’habiter qui multiplient les mondes. Quels verbes pourrions-nous découvrir qui nous évoquent ces puissances ? Y aurait-il des territoires dansés (puissance de la danse à accorder) ? Des territoires aimés (qui ne tiennent qu’à être aimés ? Puissance de l’amour), des territoires disputés (qui ne tiennent qu’à être disputés ?), partagés, conquis, marqués, connus, reconnus, appropriés, familiers? Combien de verbes et quels verbes peuvent faire territoire ? Et quelles sont les pratiques qui vont permettre à ces verbes de proliférer ? Je suis convaincue, avec Haraway et bien d’autres, que multiplier les mondes peut rendre le nôtre plus habitable. Créer des mondes plus habitables, ce serait alors chercher comment honorer les manières d’habiter, répertorier ce que les territoires engagent et créent comment manière d’être, comme manières de faire. C’est ce que je demande aux chercheurs. 

Je dis habiter, je devrais dire cohabiter, car il n’y a aucune manière d’habiter qui ne soit d’abord et avant tout « cohabiter ». Et je dis « répertorier » car c’est délibérément le projet le plus modeste auquel je me suis attelée, celui de m’en tenir à lister des « habitudes », ce qui ne veut pas dire des routines, mais des inventions de vie et des pratiques qui attachent l’agir et le savoir à des lieux et à d’autres êtres. Enquêter à ce sujet, rejouer les évidences, décrire avec curiosité ce qu’habiter suscite comme mises en rapport et comme manières d’être « chez soi ». 

Bref, ouvrir l’imagination en honorant les inventions.

Je ne cherche toutefois pas à demander aux animaux de nous édifier, pas plus que je ne veux les mobiliser pour trouver des solutions à nos problèmes. J’ai appris, et je le réapprends avec Serres, que lorsqu’on engage les animaux dans ce type de demandes, la manière même de construire le problème et de l’imposer exclut justement ceux que l’on interroge puisqu’on attend d’eux de répondre dans des termes déjà ficelés à l’avance. On se souviendra de « tous les animaux » de l’embryologiste Heape, ce qui donne déjà l’alerte, comme le fait tout autant cet autre raccourci qui lui permettait de passer des animaux à la civilisation. Ce n’est sans doute pas un hasard que, lorsque s’opère un passage trop rapide, en matières de territoires, des animaux aux humains, on se retrouve à attribuer aux premiers notre conception du territoire comme propriété. Il s’agit de multiplier les mondes, pas de les réduire aux nôtres.”

Extrait de l’ouvrage Habiter en oiseau, de Vinciane Despret © Actes Sud, 2019

Biographie

Vinciane Despret est philosophe et psychologue, professeure à l’université de Liège. Après avoir découvert le travail des éthologues, elle oriente ses recherches vers la philosophie des sciences. Elle ne cesse d'interroger notre rapport aux animaux à travers quantité d'ouvrages reconnus internationalement. Elle est également commissaire de l'exposition "Être bêtes" à la Cité des sciences. L'année 2021 sera une année exceptionnelle car Vinciane Despret sera l'intellectuelle de l'année du Centre Pompidou à Paris ; elle y organise toute une série d'événements, tout au long de l'année, dont une performance avec un poulpe en avril, au moment de la sortie du livre.

Elle a publié de nombreux livres sur les animaux et leurs scientifiques (Quand le loup habitera avec l’agneau, Penser comme un rat, Que diraient les animaux si on leur posait les bonnes questions?) ainsi qu’un livre pour enfants, Le Chez-Soi des animaux (Actes Sud, 2017), dont Habiter en oiseau constitue en quelque sorte la suite. Autobiographie d'un poulpe est son quatrième livre chez Actes Sud.