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Regards sur le quartier

Je vous écris du nouveau printemps

Extrait de « Objets de mémoires… Mémoires des objets : vers une co-construction du patrimoine dans le quartier Saint-Cyprien de Toulouse », de PRISMEO, 2023. Direction artistique Atelier Choque Le Goff.

PRISMEO

PRISMEO, “Objets de mémoires… Mémoires des objets : vers une co-construction du patrimoine dans le quartier Saint-Cyprien de Toulouse”, 2023

Depuis plusieurs mois, de jeunes docteures et doctorantes toulousaines - Anaïs Clara, Élodie Lebeau-Fernández, Muriel Molinier et Ana Ramos - , issues de quatre disciplines (Histoire, Histoire de l'art, Archéologie, Sciences de l'Information et de la Communication) développent un projet de recherche associatif intitulé PRISMEO (Pôle de Recherche Interdisciplinaire en Sciences sociales : Mémoires, Expositions, Objets). A travers cette démarche, les chercheures cherchent à interroger les rapports des habitant·e·s de la ville de Toulouse vis-à-vis de leur “patrimoine”. Elles les invitent ainsi à réfléchir à leurs propres histoires par le biais d’objets personnels ou collectifs, affectifs et/ou identitaires. Cette année 2023, elles lancent leur première expérimentation, en collaboration avec le festival Le Nouveau Printemps qui, pour la première édition de son nouveau format territorialisé, investit le quartier Saint-Cyprien. Depuis mi-mars un premier temps de recueil de données a été réalisé grâce à une fiche-collecte composée de dix questions, proposée en version papier et numérique. Dans un second temps, les objets sélectionnés seront empruntés durant tout le mois de juin, et l'enquête-collecte sera ensuite mise en valeur à travers une présentation au siège du festival, ouverte à toutes et tous, qui sera suivie par une restitution ritualisée des objets aux habitant·e·s ayant participé.

Objets de mémoires…

L’objet est un sujet nodal pour de nombreuses disciplines. L’histoire de l’art, l’archéologie, l’architecture, l’histoire de la culture matérielle, avec les outils qui leur sont propres, le positionnent au centre de leur réflexion. À la fois indice, preuve, trace, support, médium de mémoires, l’objet incarne un fait culturel, c'est un révélateur de culture. Depuis plusieurs années, les approches anthropologiques tendent à supplanter une perspective esthétisante des objets et à s'extraire d'une certaine forme de hiérarchie des normes qui opposerait les beaux-arts aux productions artisanales ou populaires, ou encore les supports d'une prétendue "Grande Histoire" à ceux d'une microhistoire (Giovanni Levi et Carlo Ginzburg) ou de « vies minuscules » (Pierre Michon).

C’est par le projet PRISMEO - acronyme emprunté au concept de “prisme” - que nous tendons à faire converger plusieurs méthodes de collecte et d’étude des objets. Contrairement aux approches académiques traditionnelles, la collecte participative que nous proposons se base sur un désir d’expérimentations, de décloisonnement des frontières disciplinaires. Elle épouse l’art de l’enquête tel que proposé par l’anthropologue britannique Tim Ingold, qui consiste à nous « tourner [...] vers le monde pour ce qu’il a à nous apprendre, en récusant la division classique entre collecte de données, d’une part, et construction théorique, d’autre part » (Ingold 2017).

Notre méthodologie s’inspire ainsi de l’enquête-collecte telle que mise en œuvre, au départ, dans les écomusées et les musées de société. Ces enquêtes-collectes, qui portent leur attention sur les patrimoines du commun et les phénomènes culturels, sont aujourd’hui perpétuées par d’autres musées comme le Mucem ou le musée des Abattoirs de Toulouse. Ces musées proposent à la fois des programmes scientifiques, des expositions et des projets en collaboration avec les publics comme lors du Swich Project (Clara, 2019). Par ailleurs, le Mucem a pour habitude d’acquérir une grande partie de ses collections par le biais des campagnes-collectes (Benkass, 2012 : 100). Dès 1994, le musée national des Arts et Traditions populaires (MNATP), précurseur du Mucem, organise une collecte autour de l’Histoire et mémoires du sida (2002-2005), plus récemment, le musée a organisé la collecte Vivre au temps du confinement, en 2021. 

Ces nouvelles attentions soulignent le rôle central des visiteurs replacés au centre des préoccupations institutionnelles. (Robertshaw 2006 ; Bal 2011 ; Christidou 2012). Ces développements prennent plus largement place dans la revalorisation de pratiques participatives et collaboratives (Simon 2010 ; Golding & Modest 2013) qui sont porteuses d’une forme de démocratie au sein des politiques culturelles (Karp, Kreamer & Levine 1992 ; Sandell 1998). De fait, l'accent est passé des objets aux sujets et plus particulièrement à l'expérience des visiteurs comme un élément fondamental pour comprendre le patrimoine (Frey & Kirshenblatt-Gimblett 2002 ; Macdonald 2011). Parallèlement, la Convention de l'UNESCO de 2003 pour la sauvegarde des biens culturels immatériels ainsi que des initiatives internationales comme la conférence de l’ICOM en 2004 à Séoul ont permis de poursuivre ces réflexions dans la pratique muséale, notamment autour de l’incarnation de la mémoire culturelle et sociale comme patrimoine à sauvegarder (Ruggles et Silverman 2009).

L’objet dans la ville

Dans le cadre du projet PRISMEO, il est important de s’interroger sur les liens des habitant.e.s aux divers espaces d’un quartier et sur la construction des références mémorielles et sociales qui en découlent. En effet, Emile Durkheim aborde l’espace urbain et celui des villes en tant que “substrat qui mêle les dimensions spatiales et sociales”, ou encore comme “moule formé à la fois par les choses matérielles, les institutions et la population”. Précurseur de la sociologie des territoires et des villes, il note que « l’espace social correspond en fait à un milieu constitué de manière de pensée consolidée, de manière d’agir solidifiée et de manière de sentir cristallisée, sans compter les types d’habitation et les voies de communication, ainsi que les règles de droit qui s’imposent aux générations ». (Marchal, Stébé, 2019). Bien que l’école durkheimienne ait lancé la notion clef de morphologie sociale permettant de conjuguer le spatial et le social (Halbawchs, 1970), les sociologues héritiers ont permis d’aborder l’importance de l’espace matériel et du visible dans l’unification du groupe social ainsi que dans la construction de la mémoire et, de façon plus globale, des identités. Ainsi, à la suite de ces travaux fondateurs, Ferdinand Tönnies souligne le rôle premier de la vue et du visible dans les milieux urbains dans lesquels les liens sociaux, culturels, politiques, économiques concernent en majeure partie « les objets visibles et matériels ». (Tönnies, 1977). Pour Maurice Halbawchs, l’espace permet, en outre, de stabiliser les représentations mais aussi les sentiments identitaires, à la fois collectifs et individuels. L’étude des relations intimes et personnelles aux patrimoines, dans ses acceptions multiples, se révèle ainsi primordiale pour comprendre les diverses appropriations spatiales et la construction de mémoires dans et sur un quartier donné. Ces interrogations font partie de nos propres investigations et il nous semble important de les éprouver au prisme de l’objet, aussi divers soit-il, pensé comme support et médium des expériences, des récits et des regards des individus sur et dans un même quartier.

À y regarder de plus près, le territoire toulousain semble n’avoir été que peu investi par les enquêtes-collectes. Le Muséum de Toulouse lançait en 2016 la collecte “Imaginons le Muséum de demain – Témoignez aujourd’hui pour les générations futures”. Les publics et les internautes étaient invités à réaliser une vitrine collective d’objets qui témoignaient de nos relations Homme-Nature-Environnement et qui feraient sens pour les générations futures. 

Du côté de l’art, l’usage de la collecte est plus fréquent. En 2001, une installation participative Le Psyclom-clom épidémik de l’artiste Joël Hubaut dans la nef centrale du Musée des Abattoirs, invitait le public de la “ville rose” à déposer des objets de couleur rose afin de nourrir une immense sculpture monochrome. En 2021, à l’occasion du trentenaire du festival Le Printemps de Septembre, l’artiste humaniste Serge Boulaz lançait « Attention, n’oubliez personne ! », un projet en trois temps : collecte de 1200 photographies, réinterprétation et restitution par une exposition. L’intention de l’artiste était de solliciter une multitude d’individus, issus de tout âge et de toutes les couches sociales et de mettre en avant la diversité que constitue la population toulousaine. Cette fois-ci, l’œuvre se découvrait dans la ville, dans les métros, sur le sol du Pont-Neuf et permettait de toucher autant de publics différents que sa création en a exigé. Quelques jours après, l’exposition Caresser le ciel mettait en scène plus de 450 jeunes de la ville à l’initiative de l’atelier de danse et de photographie de Saint-Cyprien. La consigne de se prendre en photo en dansant devait représenter leur vision individuelle de la liberté. Fin 2021, l’exposition Portraits des confiné(e)s conçue par la photographe Dorothée Lebrun (présentant des individus avec leurs objets préférés du confinement) s’étendait le long de la grille du jardin Raymond VI et dans les rues du quartier de Saint-Cyprien de Toulouse.

Les projets participatifs sont donc à l’honneur dans la ville de Toulouse et c’est justement au cœur de cette actualité que celui de PRISMEO prend forme. 

Mémoires des objets : premiers pas d’une expérimentation dans le quartier Saint-Cyprien

L’histoire du quartier Saint-Cyprien a été abondamment étudié par les historiens, archéologues et sociologues : quartier des indésirables (populations pauvres, mendiant·e·s, prostituées, malades, migrant·e·s, etc) rejetés vers la rive gauche, le quartier Saint-Cyprien a longtemps été une zone marécageuse, subissant de nombreuses inondations. C’est aussi le quartier de l’exil républicain et des exilés plus généralement. Quartier insalubre mais aussi quartier de soin avec l’hôpital La Grave ou l’hôpital Joseph-Ducuing, fondé par les exilés républicains espagnols, quartier d’accueil, Saint-Cyprien porte des mémoires qui aujourd’hui encore - malgré la gentrification parfois déplorée par les habitant·e·s - permettent la construction identitaire d’individus souvent ignorés, invisibilisés ou condamnés au silence. 

Quartier de passage, mais aussi quartier de vie, de luttes, de partages et de sociabilités, Saint-Cyprien est décrit comme un « village » par les personnes interrogées (Solène, Ana, Cécile Marie), où le calme apparent n’enlève rien à l’activité foisonnante des commerces et des places ou encore au « foisonnement intellectuel et social qu’on y trouve » (Lucie). Souffle de vie, c’est aussi « un quartier où [l’]on respire » (Sofia), dans tous les sens du terme, où l’on prend plaisir à lire, au parc ou chez soi. Dans cette étude préliminaire d’une enquête expérimentale, nous avons ainsi pu découvrir plusieurs objets récits et idées de participant·e·s, nous apportant déjà des éléments de réflexion. 

Des objets ont par exemple été choisis pour leur puissance d’évocation : c’est le cas du rond de serviette qui fait métaphoriquement référence à un restaurant éponyme et traduit les détournements opérés par les participant·e·s dans le choix de l’objet. Beaucoup d’entre eux reflètent des expériences partagées de convivialité, dans le quartier (pintes de bière, plats ou couverts) ou des moments de plaisir personnel (le pot de fleur évoquant le jardinage, un recueil de poésie). Les objets mobiles (livres, lunettes de soleil, vélos) qui traversent différentes sphères, publiques et intimes, permettent par leur trajectoire de retracer les lieux d’appartenance qui définissent le quartier. 

Par ailleurs, plusieurs des récits et objets choisis désignent des éléments fixes de l’espace du quartier, tels que des voies, des éléments bâtis, plus ou moins connus, mais aussi des éléments naturels présents dans les parcs. Cette affection envers les formes matérielles visibles renvoie à l’idée de rattachement à l’espace chez Maurice Halbawchs, permettant aux habitant·e·s de mieux se représenter leur propre existence. Certains objets ont donc attiré notre attention, l’espace social étant composé comme un mille-feuille de compréhensions du réel, de vécus et de constructions collectives et intimes. Les jonquilles, qui reviennent de manière cyclique et que l’on attend d’une année sur l’autre, matérialisent l’arrivée du printemps. L’herbe fait référence aux balades et aux temps de pause que l’on s’accorde au parc Raymond VI ou à la prairie des filtres, entre amis ou en solitaire. 

Non-tangibilité et images de l’objet 

Parmi les objets cités dans l’enquête-collecte, certains ont la caractéristique de ne pouvoir être prêtés, tout simplement car ils n’appartiennent pas à la personne ayant rempli la fiche-collecte (outil nous ayant permis de recueillir un premier niveau de données), ou bien, parce qu’ils évoquent un objet qui n’existe plus que dans la mémoire. Objets aperçus, objets perdus, objets d’un instant, objets d’un souvenir, ils participent eux aussi à la co-construction de ce patrimoine de quartier et nous mettent au défi de leur étude possible au regard des récits qui leur redonnent vie. Nous avons choisi de développer nos réflexions autour de deux objets non prêtables : une extension capillaire pour réaliser diverses coiffures et un peigne en acier dépliable.

Sans réel dessein prémédité, ces deux objets concernent le monde de la coiffure, mais ne partagent que ce seul point commun. L’extension capillaire mise au centre d’une réflexion autour du quartier Saint-Cyprien de Toulouse, prend tout son sens à travers la présence des commerces et lieux de sociabilité africains situés rue de la République, l’une des voies principales du quartier, le reliant au Pont Neuf et au centre-ville. Étudiés plus particulièrement par la géographe Julie Picard, les dynamiques des commerces de cet espace central de Saint-Cyprien ont émergé par les diverses sociabilités de migrant·e·s et de nouveaux arrivant·e·s dans un quartier populaire qui s’est beaucoup transformé ces dernières décennies. Le deuxième objet, s’éloigne de ces approches dites “multiethniques” pour rejoindre les mondes de la nuit et de la musique. Le peigne en acier dépliable peut apparaître d’abord au yeux d’une chercheuse, comme un outil technique du monde de la coiffure. Le peigne dit parfois “papillon”, fait aussi penser aux couteaux dits “balisong” dépliables d’une main savante et apparus lors de la guerre de l’opium. On l’associe aisément à une gestuelle d’Elvis Presley ou à celle des “blousons noirs” lorsqu’ils se recoiffaient et c’est précisément ce que faisait le musicien à qui cet objet appartenait. Le récit récolté aborde un concert qui se déroulait dans un bar situé place du Ravelin : 

Au premier rang, un grand mec coiffé à la Elvis, veste en jean et dégaine complète à la teddy boy, n'arrête pas de sortir son peigne pour se recoiffer dès qu'il danse un peu. Il sortait du lot de ouf', mais il était super classe. Un couple de mon âge, derrière, se fout de sa gueule super méchamment. Dès qu'il se tourne, ils touchent ses cheveux, regarde ailleurs, la parodie, bref. Le comble, c'est que le premier groupe termine, tout le monde sort. On boit des bières, on re-rentre, et le deuxième groupe commence. C'était du surf rock trop cool, et le guitariste... beh c'était le mec au peigne. Les gens qui se moquaient de lui, bizarrement, par l'effet un peu sacralisant de la scène, ils n’ont plus rien dit. Quand il était un inconnu du public, c'était un hurluberlu dont on pouvait rire, mais quand il est monté sur scène, qu'il dansait de manière ultra cliché rock 50's (comme il faisait juste avant dans la fosse), beh d'un coup ça devient un artiste qui a des délires particuliers qu'il faut respecter. Voilà, le décalage m'avait fait réfléchir.

Cette anecdote individuelle, d’un moment parfaitement éphémère appartenant à la mémoire intime d’un jeune homme, nous renvoie pourtant à des images partagées qu’il a été possible de retrouver une nuit, au cœur du quartier Saint-Cyprien. Le peigne et sa gestuelle, la danse héritée d’une époque, l’incompréhension et les railleries d’une poignée de spectateurs, la musique enfin qui relie à la fois cet objet, son propriétaire, ses gestes, ses habitudes, son style vestimentaire et enfin, le regard de celles et ceux qui vont finalement l’associer à la scène. Les diverses sociabilités du quartier, ici autour de la musique, fondent entièrement la représentation d’un espace de vie, de fréquentation et de mémoire. Plus souvent travaillée depuis le point de vue des musiciens et des groupes (David, 2016), la musique est aussi un point de stabilité à la fois visible, sonore et mémoriel permettant de relier les individus entre eux mais aussi à leur espace. La caractéristique distinctive la plus importante de l'expérience auditive est sa capacité à reconfigurer l'espace (Born, 2013), le réinventer, rappeler des images, des éléments, ou des références à la mémoire, faire des liens avec des empreintes communes. La musique est un médium qui permet, tout comme une brique rouge ou une extension capillaire, de construire, modifier et métamorphoser les sociabilités et les appartenances. 

Premier bilan

Ce début de projet est encourageant, l’intérêt de nos interlocuteurs dans le quartier Saint-Cyprien est palpable. Cependant, la participation est un peu timide et semble devoir être accompagnée humainement : atelier lors de Claé (Centres de Loisirs associés à l'École), porte-à-porte dans le quartier, stand à la MJC et lors de la fête de quartier… Par ailleurs, lors de la collecte par voie électronique, les principaux écueils relèvent de l’absence de contacts pour échanger directement avec les habitants, ainsi que le refus ou l’impossibilité de prêter les objets. Mais déjà, les objets collectés nous surprennent, reflétant comme espéré des subjectivités plurielles. L’idée réifiée d’une culture sclérosée qui amasserait la réalité de tous les divers groupes sociaux serait-elle alors révolue, au profit de la mise en valeur des mémoires et de la dimension plurielle des registres de normes développés par chacune et chacun, dans un espace partagé ? Cette reconnaissance de la multiplicité des visions et des cultures nous paraît une condition nécessaire au mieux vivre ensemble, dans le respect de nos principes républicains. 

Bibliographie

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BENKASS Z., La collecte de l’objet contemporain au sein de l’écomusée et du musée de société, Thèse de doctorat en Sciences de l’Information et de la Communication, sous la dir. de Jean Davallon, Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, Avignon, 2012.

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