"Le quartier est un être vivant, une aventure et un courage" a été commandé à Luc Gwiazdzinski à l'occasion de l'édition 2023 du Nouveau Printemps. Cet essai est une réponse à cette interrogation qui est intimement liée à cette édition imaginée par matali crasset : "Qu'est-ce qui fait quartier aujourd'hui ?".
Quartier : « portion de la ville dans laquelle on se déplace facilement à pied ou, pour dire la même chose sous la forme d’une lapalissade, la partie de la ville dans laquelle on n’a pas besoin de s’y rendre, puisque précisément on y est » (Georges Perec, Espèces d'espaces. Journal d'un usager de l'espace1). Au-delà de la superbe évidence, interrogeons-nous sur la figure du quartier, ses ressorts, ses limites et son étonnante actualité. Qu’est-ce qui fait quartier aujourd’hui ? Le quartier a beaucoup de choses à nous dire sur nos modes de vie et modes de villes, voire sur les paradoxes et ambiguïtés dans nos manières d’habiter les mondes.
Le grand retour. Discours, représentations : le quartier est à la mode. Dans une période d’incertitude, de perte de repères post-covid, ce bout de ville semble tout à coup paré de toutes les vertus, une figure idéale toute entière dédiée à « sainte proximité ». C’est à cette échelle qu’il faudrait disposer des commerces et des services nécessaires. C’est là que l’on pourrait rencontrer les vrais gens et que se déploierait le lien social. C’est là encore, dans un rayon de dix à quinze minutes à pied, qu’il faudrait retrouver une autonomie perdue, là encore que l’on devrait cultiver son jardin. De fait, on passe beaucoup de temps en quête du quartier idéal avec ses services à proximité (épicerie, boulangerie, cafés, parcs, écoles) mais aussi une ambiance, une atmosphère particulière. La mixité sociale et culturelle, la diversité sont également recherchées tout comme la présence de parcs et espaces verts, une vie sociale intense mais aussi la propreté des espaces publics, la tranquillité, la sécurité et l’accessibilité. Celles et ceux qui ont enfin trouvé ce milieu idéal, passent le reste de leur temps à tenter de convaincre leurs amis qu’ils ont fait le bon choix. Les autres se résignent. Ils savent que l’on ne choisit pas toujours son quartier mais que l’on s’y retrouve aussi en fonction de son statut économique et social, de ses moyens, de ses ressources, de son capital économique et culturel, voire de son origine. Les modèles de l’écologie urbaine ont mis en évidence ces distributions : les gradients centre-périphérie, l’importance des réseaux de transport, les statuts qui orientent la localisation des humains et de leurs activités. Face à ces phénomènes de ségrégation, la possibilité d’un parcours résidentiel pour tous et la mixité des quartiers sont des enjeux centraux pour nos métropoles. Le droit à la ville n’est pas seulement un slogan. En ce sens, la Charte d’Athènes qui a mis en avant la spécialisation des espaces, le zonage, doit être revue pour refaire des quartiers et de la ville des lieux plus mélangés, de maximisation d’interactions, d’échanges, de vie.
Des définitions. Dans la littérature, on définit généralement le quartier de manière géographique comme une portion de la ville, voire comme une communauté de personnes qui partagent des caractéristiques sociales, économiques ou culturelles, voire un intérêt commun. Pourtant, le quartier ne peut être réduit à une portion géographique et administrative figée de la ville. C’est une entité sociale, humaine et vivante qui évolue sans cesse. S’interroger sur ce qui fait quartier aujourd’hui oblige chacun à questionner ses pratiques, à revenir sur des souvenirs, des impressions, des sensations. Audun-le-Tiche, Thionville, Nancy, Strasbourg, Belfort, Grenoble, Fès, Thoard : j’ai habité de nombreux quartiers de ces villes, sans toujours me souvenir de leur nom. J’ai parcouru leurs places, leurs rues et leurs ruelles, passé du temps avec leurs habitants, accueilli des visiteurs, sans avoir besoin de tracer des frontières, de dire un dedans et un dehors. J’y ai vécu tout simplement, écrivant des histoires avec les gens et avec les pierres. C’est souvent l’ailleurs, l’extérieur, l’autre qui m’ont sommé de dire mon quartier et de fixer des limites. Si les autorités locales ou les services statistiques finissent par découper la ville en quartiers pour l’administrer ou suivre les évolutions, les entités qui apparaissent sur les cartes n’ont pas toujours les mêmes limites que les quartiers vécus.
Des limites floues. Nul besoin d’être géographe ou sociologue pour repérer que l’on change de quartier. On le sent. Il y a quelque chose de différent dans l’atmosphère, les activités, l’ambiance, les appropriations, les personnes qui y résident ou y passent, les sons, les odeurs parfois. La frontière est surtout dans le regard des autres, celui des habitants dans lequel on perçoit une interrogation. Qui est-ce ? Que fait-il ici ? Celui qui pénètre dans certains quartiers est aussi repéré que s’il entrait dans un village. Au-delà des frontières strictes, on peut aussi parler d’échelle, de taille humaine. Pour la plupart des gens, le quartier, c’est quelques centaines de mètres sans doute, quelques minutes à pied peut-être.
Une figure de réassurance. Sur les cartes postales en noir et blanc ou dans les publicités télévisées pour la lessive, le quartier idéal rassemble des personnes qui se connaissent et se saluent. Il y a des commerçants qui sourient, une boulangerie accueillante, un café et ses terrasses conviviales, un marché bondé et des enfants qui jouent dehors. Une figure de réassurance en quelque sorte, un village dans la ville. Mais dans la « vraie vie » : Quand avez-vous vu des enfants jouer dans les rues encombrées de votre quartier ? Qui a encore une boulangerie à côté de chez lui ? Qui fait encore ses courses sur place ? Qui salue ses voisins ? Ce qui fait quartier, c’est aussi la réputation, l’image. Il y a les quartiers imposés du tourisme, ceux qu’il faut voir, « historiques », « authentiques », « vivants », « créatifs » et les autres, ceux dont on ne parle pas sur les sites et ceux qu’il faudrait éviter et qui seraient dangereux. Au cœur des villes, on aime généralement les quartiers mélangés, cosmopolites.
Des évolutions. Dans le monde d’avant, quand lieux d’habitat et lieux de travail étaient encore proches spatialement, la vie s’organisait prioritairement à l’échelle d’un quartier. L’étalement de la ville, l’éclatement des espaces, des temps et des mobilités de la métropole contemporaine ont transformé nos espaces vécus quotidiens en un archipel de quartiers où l’on dort, où l’on travaille, où l’on s’amuse et où l’on s’approvisionne. Nous passons nos journées à zapper dans cette outre-ville, entre ces ilots parfois éloignés de dizaines de kilomètres, loin de notre quartier de résidence. Cet éclatement de nos espaces et temps de vie, explique en partie notre attachement à une entité que nous chargeons affectivement de mille valeurs, à mesure qu’elle s’efface fonctionnellement de nos quotidiens et que nos existences se diluent dans des ensembles métropolitains plus vastes, sortes d’outre-ville.
Un quartier particulier. Dans la liste des quartiers qui composent une ville, le centre est un secteur particulier. Là, le regard ne se pose pas sur l’autre avec la même insistance. Même s’il a ses habitants, il est une sorte de quartier pour tous, un commun urbain avec ses rues, ses places partagées, ses commerces particuliers. C’est là que l’on se retrouve pour les grands événements : victoire d’une équipe de football ou de rugby, mort d’une personnalité, événement local ou national. On vient au centre communier avec les autres, faire ville, communauté ou nation.
Un endroit où l’on dort. On dit « mon » quartier pour désigner son quartier résidentiel, là où l’on dort, là où l’on a quelques repères et habitudes. C’est notre adresse postale, celle qui figure sur nos documents administratifs, le lieu où un facteur dépose encore notre courrier, celui où l’on vote. Il existe également des quartiers commerciaux, industriels… où l’on passe une bonne partie de notre temps éveillé. Ces quartiers ne sont pourtant pas vraiment les nôtres. Il y a aussi « le » quartier » au singulier. C’est souvent celui des zonages des politiques de la ville, le quartier en difficultés, celui de l’habitat social, de la relégation. Celui qui vient « du quartier » hésite parfois à donner son adresse, par crainte d’être stigmatisé. Dans nos rapports au quartier, l’image est centrale comme distinction ou repoussoir. La mémoire est présente, souvent sélective.
Rythmes. Dans le quartier, les activités se suivent, cohabitent, se succèdent mais ne se ressemblent pas toujours. Le quartier a ses petits matins frileux, ses matinées, ses midi-deux, ses après-midi, ses cinq à sept, ses soirées, ses nuits, ses longs dimanches et ses étés parfois vides et sans fin. Chaque moment a ses populations, ses rythmes. Le départ au travail est un repère. Le midi-deux reste important tout comme le chemin aller ou retour de l’école. En l’absence de commerces, la grille de l’école est souvent le dernier endroit où l’on cause. Je soupçonne certains parents isolés de venir un peu plus tôt chercher leurs enfants pour échanger quelques mots avec les autres. A une autre échelle temporelle, le quartier a aussi ses moments festifs, ses fêtes traditionnelles, ses événements commerciaux, ses brocantes et ses vide-greniers parfois. On s’y retrouve davantage pour faire quartier, rencontrer des voisins que pour la qualité des babioles qui s’étalent. Partout les artistes sont convoqués à son chevet pour retrouver la mémoire des lieux, construire des communautés d’expérience, déployer de nouvelles identités et ouvertures. Signe des temps, de nombreux événements sont désormais « designés » à cette échelle, pensés en termes d’expérience collective commune, de lien social, de culture, d’articulation entre le « je » et le « nous ». Au-delà de ces nouveaux rites, la qualité des rythmes, la polyvalence, l’hybridité des espaces et des temps, mais aussi la richesse des saisons, sont des qualités recherchées.
Paradoxes. Dans la réalité, le quartier est davantage un « repère » qu’une réalité quotidienne vécue. On aime son petit commerçant mais on se ravitaille encore majoritairement dans les grandes surfaces de périphérie réputées moins chères. On parle de quartier mais les actifs passent pourtant une grande partie de leur temps éveillé loin de leur résidence, parfois à des dizaines de kilomètres, dans un autre quartier. Un autre, pas vraiment le sien, même si on y a quelques habitudes, parfois des connaissances. Le quartier rêvé n’est pas toujours un paradis. Magnifié, idéalisé, il est parfois un lieu de cohabitation douloureuse entre la ville qui dort, qui travaille et qui s’amuse, notamment les soirs d’été où une partie de nos activités se déploient dans l’espace public. Le quartier révèle nos contradictions et paradoxes. On veut en même temps un quartier animé où partager et un quartier calme où dormir. On milite pour le concept de ville sur la ville qui évite la consommation d’espace, mais on ne veut pas d’un quartier trop dense. On souhaite la diversité mais on participe parfois à la spécialisation, à la fabrique d’une identité forte qui peut constituer un repoussoir.
Quartier d’enfance. Le quartier « repaire »2, c’est plutôt le quartier de l’enfance, celui dont on connaît chaque bout de trottoir, chaque entrée de maison et tant de personnes. On continue rarement à l’habiter à l’âge adulte. On a cependant l’impression que l’on pourrait encore s’y réfugier, s’y cacher. Notre rapport au monde s’est construit à partir de cet espace ou plutôt de ce territoire où l’on salissait et usait nos habits. Nous avons l’impression de le connaître sur le bout des doigts. Il est inscrit dans notre chair. C’est un déchirement quand on y revient et qu’il a changé. Le poète a dit que l’on habitait son enfance. Je crois que l’on habite surtout la maison, les rues et le quartier de son enfance. Dans le mien il y avait une cour, des voisines protectrices, des copains bagarreurs, des chiens bruyants, des chats qui passaient d’un jardin à l’autre, un petit bois pas loin par-delà la voie ferrée où construire des cabanes, une rue où taper dans le ballon, mais aussi des corneilles, des mésanges et tant d’insectes. A certaines heures il se peuplait d’appels familiers : « on mange », « c’est l’heure de rentrer ». A d’autres moments le klaxon du boulanger, celui de l’épicier ambulant, l’appel du rémouleur ou la corne du glacier sculptaient un paysage sonore et gustatif particulier. Ce quartier était un aimant, le lieu de bien des apprentissages hors institutions, un terrain d’aventure au goût de liberté, même si l’on s’ébattait là sous le regard et le contrôle des voisins.
Sentiment d’appartenance. J’habite aujourd’hui Toulouse au début de l’Avenue de Muret. Même si quelques commerçants du coin se revendiquent du quartier de Saint-Cyprien, on n’y est pas vraiment. Sur les cartes officielles, on le frôle côté sud. La limite d’un quartier reste toujours un peu floue, discutée et discutable. Moi, je ne sais pas vraiment ces limites. Je peux seulement dire que j’habite un bout de ville près du Fer à cheval, un secteur qui mute avec des commerces bios pour le pain, la boucherie, la bière artisanale ou des magasins spécialisés dans les outils de mobilité. Je n’y ai pas encore trouvé de café à mon goût. Mais je discute avec le primeur qui vient de s’installer en face du bar tabac PMU. J’habite au bord de la Garonne, derrière la digue, dans le prolongement de la Prairie des filtres si prisée lors des grosses chaleurs. Je suis sur la rive gauche, celle que semblent ignorer les vrais Toulousains, Nougaro compris. Avec la construction de la passerelle, mon quartier s’élargira sans doute vers l’île du ramier, la piscine Nakache et le stade. Pas sûr que mes voisins, la municipalité et l’INSEE partagent ces limites et ce début de sentiment d’appartenance. Mon quartier est finalement celui que je parcours à pied. Chacun d’entre nous a en tête ses définitions et ses limites imposées ou construites. Un quartier s’éprouve plus qu’il ne se prouve, un peu repaire, beaucoup repère. Le quartier vécu est naturellement autocentré : nous organisons l’espace autour de nous avec une tendance certaine pour l’omphalomanie, cette capacité à nous prendre pour le centre du monde. Pour paraphraser la devise de la République du Haut Seaugeais : nos quartiers n’ont pas de frontières, ce sont ses voisins qui sont bornés.
En vrac. Ce qui fait quartier aujourd’hui, ou plutôt ce qui fait que l’on aime y vivre et le revendiquer haut et fort, tient finalement à quelques éléments : la présence dans un rayon de quelques centaines de mètres de services publics et privés, un patrimoine valorisé, une ambiance chaleureuse, une population cosmopolite, des espaces publics animés, des parcs, le moins de voitures possible, des jeux, de l’événementiel, des spectacles, fêtes, animations culturelles mais aussi la possibilité de s’en éloigner facilement grâce à une bonne desserte. Il faut y ajouter la réputation, ce que l’on dit de lui, ici et ailleurs. Le quartier est un bout de ville vivant, pluriel, hybride, polyphonique, polychronique et ouvert. Pourquoi ne pas aller plus loin en faisant de ces entités à taille humaine de 8000 à 20000 habitants de véritables communes urbaines avec leurs élus - au même titre que les communes rurales - avec des compétences limitées mais des représentants légitimes capables de mobiliser autour d’eux, de porter une voix forte dans d’autres instances et de trouver les moyens d’expérimenter ?
Question de rythme. Ce nouvel amour du quartier ne doit pas être limité aux centres. Il ne doit pas non plus être décliné comme un idéal éternel, une vérité définitive, un enfermement dans l’espace et dans le temps. On doit échapper à une métaphysique du stable, du définitif, à une antépathie maladive qui nous renvoie à un passé idéalisé, et à une peur du futur qui nous entrave. Georges Perec encore lui, nous a montré que les quartiers évoluaient, que nous aussi nous changions au cours de nos existences, que nos envies, nos goûts et nos manières de vivre, de lire et d’écrire n’étaient plus les mêmes. S’intéresser à cette échelle ne consiste pas à oublier toutes les autres, en érigeant en slogan un nouveau « vivre et mourir au quartier ». Nous devons apprendre à fluer, à articuler les échelles, à trouver les bons rythmes dans un monde en mutation rapide où chacun explore les formes possibles de la transition. En ce sens le quartier est une échelle privilégiée, un collectif vivant, un dispositif où apprendre à conjuguer nos contradictions avec les autres – humains et non humains - dans la proximité, un espace où s’engager, expérimenter concrètement, un territoire des possibles, une utopie concrète. Mais pas la seule. Assurément : « Trop de distance et trop de proximité empêche la vue » (Pascal).
Le quartier n’est pas donné une fois pour toutes, c’est un être vivant fragile, une aventure - au sens de Wladimir Jankélévitch, c’est-à-dire une capacité à retrouver la fraîcheur d’un rapport authentique à l’avenir - quotidienne, un plaisir partagé, mais aussi un courage sans cesse renouvelé face à d’autres forces centrifuges, la promesse d’un apprentissage collectif, la possibilité d’une ville.
Toulouse le 26 mars 2023
1 Georges Perec, Espèces d'espaces. Journal d'un usager de l'espace, Galilée, Paris, 1974
2 Pour reprendre ici une distinction proposée par le sociologue Jean Viard à propos des territoires
Luc Gwiazdzinski est docteur en géographie. Professeur à l'Ecole nationale supérieure d'architecture de Toulouse (ENSAT) et chercheur au laboratoire LRA. Ses travaux portent notamment sur la question des temps, des territorialités, des rythmes. Il a dirigé de nombreux programme de recherche, colloques sur ces questions et une quinzaine d’ouvrages parmi lesquels : Territoires apprenants, Elya ; L’hybridation des mondes, Elya ; La nuit dernière frontière de la ville, L’Aube ; Manifeste pour une politique des rythmes, EPFL ; Sur la vague jaune. L’utopie d’un rond-point, Elya ; Si la ville m’était contée, Eyrolles ; Night studies, Elya ; Chronotopie(s), lecture et écriture des mondes en mouvement, Elya ; Urbi et orbi. Paris appartient à la ville et au monde, L’Aube ; L’atelier de l’imaginaire, Elya ; La fin des maires, FYP ; Si la route m’était contée, Eyrolles ; Périphéries. Un voyage à pied autour de Paris ; Si la route m’était contée, Eyrolles ; La nuit en question(s), Hermann ; La ville 24h/24, L’Aube (…).