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Regards sur le quartier

Je vous écris du nouveau printemps

Extrait d'« Informalisme » , de Hicham Bouzid, 2023. Direction artistique Atelier Choque Le Goff.

Hicham Bouzid

L'extrait est tiré d'informalisme, un texte qui nous rappelle la place qu'ont les habitant·e·s dans la construction de leurs villes et de ses couleurs.

Le texte dans son intégralité

We need togetherness, not separation. 
Love, not suspicion.
A common future, not isolation

Etel Adnan1

Voici ce qu’a écrit  quelque temps avant sa disparition, la poétesse et artiste libanaise Etel Adnan dans l’une de ses correspondances avec un commissaire d’exposition, critique et historien d’art Hans Ulrich Obrist. 

Simple et pourtant… 

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L’économiste et sociologue allemand Max Weber regarde la ville comme un marché, un espace économique de construction et destruction de richesses, habité par des producteurs et des consommateurs. Pour administrer sa circulation et son fonctionnement, il a fallu appliquer à cet espace une logique politico-technocratique. 

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Depuis Tanger, j’observe le développement d’une ville où la logique capitaliste et néolibérale écrase l’expression d’une singularité authentique. Faisant écho à l’urbanisation effrénée des métropoles africaines, Tanger est déchiré entre l’homogénéité des grandes artères aux lampadaires victoriens et la décadence cachée des nouveaux quartiers aux murs rouges et aveugles. 

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Guy Debord, dans « La Société du Spectacle »2 nous décrit un monde réellement inversé où l’image remplace le réel. Le spectacle, comme la société, n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre deux individus, médiatisé par des images. 

“Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. (…) Le spectacle se présente à la fois comme la société même, comme une partie de la société, et comme instrument d’unification.”

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Sous le rouleau compresseur des politiques urbaines de Tanger, des fissures ont fait émerger des phénomènes urbains spontanés assez impressionnants : construire sa propre maison en brique rouge, improviser un espace de jeu social dans l’espace public, investir un bout de trottoir pour vendre toute sorte de marchandise ou de denrée, ou bien même y cultiver un bout de jardin. Ce sont là des actions initiées individuellement ou collectivement par les usagers-ères de la ville, ou du moins, par celles et ceux à qui l’État-providence a fait faille. L’informel s’opère en collectif et prospère dans la marge. 

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Pierre Sansot, dans « La marginalité urbaine »3, écrit : 

“Réfléchir sur la marginalité urbaine, ce serait (de) s’interroger sur la distance qui nous sépare de notre ville. Existons-nous dans sa proximité, ou à une distance qui rendrait sa vision confuse.”

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Dans sa définition académique, l’informel est tout ce qui s’opère hors le prisme étatique, soit, toute activité qui produit des biens et des services qui ne sont pas régulés par l’État. Si l’on tient à cette définition, nous ne parlons pas seulement d’un phénomène imprévisible qui n’a guère d’incident sur le pays, mais bel et bien d’une activité influente sur son appareil social et économique. 

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Depuis Tanger, j’observe le quotidien, les lieux et ceux qui l’habitent. 

Je vois dans ses quartiers anarchiques une production du commun, une autre façon de fabriquer les territoires. À travers Think Tanger, j’essaie d’en explorer les contours. N’y a-t-il pas dans l’idée de l’informel, un potentiel social révolutionnaire ? Une émanation du collectif qui résiste face à l’individualisme hégémonique ? 

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« L’informel est une technologie sociale vernaculaire, où chaque membre d’un groupe social est mis au service pour trouver des solutions instantanées à des besoins immédiats.” Voilà ce que me dit l’architecte et anthropologue togolais, Sénamé Koffi Agbodjinou, dans un entretien publié dans le premier numéro de la revue Makan4

Dans les paysages d’Etel Adnan, les couleurs sont souvent vives, des aplats imposants qui créent un contraste surprenant. Les formes abstraites de ces tableaux me rappellent la dichotomie du paysage urbain tangérois : une marée de murs rouges irréguliers qui se dressent face à la rigidité de la toute nouvelle City. 

1 Extrait de la correspondance entre Etel Adnan et Hans-Ulrich Obrist publiée par ce dernier. 

2 DEBORD, Guy, La Société du Spectacle, Paris, Buchet/Chastel, 1967

3 SANSOT, Pierre, La marginalité urbaine, Paris, Payot, 2017  [ouvrage posthume]

4 L’informel, une technologie sociale. Extrait de l’entretien entre Sénamé Koffi Agbodjinou et Hicham Bouzid, publié dans le premier numéro de la revue Makan, septembre 2020. 

Biographie

Né à Tanger (Maroc), Hicham Bouzid est un opérateur culturel et curateur indépendant. Il a collaboré, depuis 2010, avec différentes organisations artistiques et culturelles au Maroc et à l'étranger. D’abord en tant qu’assistant libraire à la librairie Les Insolites à Tanger, avant de s’installer à Marrakech en 2013, où il a participé au lancement du 18, Derb El Ferrane, un Riad culturel pluridisciplinaire et résidence d’artiste. 

Il est aujourd'hui le co-fondateur et directeur artistique de Think Tanger, une plateforme culturelle qui explore les enjeux sociaux et spatiaux de la ville de Tanger, à travers des projets opérants dans les champs de l’art contemporain, du design et de la recherche participative, ainsi que le Tanger Print Club, atelier de production d’image et d’objet imprimé. Il est enfin, fondateur de la revue culturelle MAKAN. 

Sa pratique curatorial produit différents outputs : expositions, séminaires, podcasts, open studios et publications. Il utilise tous ces médiums pour réfléchir sur les dynamiques complexes du Maroc d'aujourd'hui, étudiant plus spécifiquement l'impact des politiques néolibérales menées depuis 25 ans sur le paysage social et urbain.